De retour d'Argentine, Léo Henry nous parle de l'avancée de son projet  :


"Fin février, j'étais à Buenos Aires, lisais les infos sur le Covid en Italie, les premiers cas en France. Je suis rentré à temps pour retrouver les miens et m'enfermer avec eux. Parti avec un grand sac presque vide, je l'ai ramené plein des bouquins trouvés sur place - et de cadeaux, de gnôle, de turon blando du duty free de Bajaras. Depuis, j'écluse, j'épuise cette dernière pile à lire. C'est ce que j'ai dit aux gens sur place : "je laisse décanter, finis de dépouiller ça, et me mets au travail". Il me reste un brin de doc, quelques préparatifs, mais de moins en moins. Le temps se réduit entre moi et ce livre. Il va falloir que j'arrête de prendre mon élan et que je m'y mette pour de bon.

Le séjour argentin a été fructueux au-delà de ce que je pouvais en espérer. Mieux qu'accueilli, j'ai été porté, secoué, questionné, conforté. J'ai vu ce que je cherchais à voir, et beaucoup, beaucoup de choses en plus. Certains points ont été éclairés, d'autres retournés. Et surtout, je me suis fait des amis. Le deuxième jour, Diego m'a dit : "C'est pas un problème, que tu parles de l'histoire de l'Argentine, tu y apporteras certainement un regard différent." Et puis, plus tard : "J'ai réfléchi à ta question de légitimité et, regarde, Sergio Leone, il est jamais venu aux États-Unis." C'est un horizon rassurant : le spaghetti-western - ou, plutôt, le choucroute-Borges. En causant avec des écrivains argentins de plusieurs générations, j'ai compris que tous se posaient ces mêmes questions : comment parler de la dictature ? Comment dire les disparus quand on est un survivant, les années noires quand on les a passées en exil, les militants quand on était alors sans engagement, ces années-là quand on était enfant, ou pas encore né.

Il y a l'histoire des années sombres, et puis l'histoire de cette histoire. Il y a le mythe Oesterheld, dont on peine, hors du pays, à prendre la mesure : combien l'Eternaute est central dans la mythologie argentine, combien cette bédé est devenue une part du récit national. "Méfie-toi de la légende dorée", m'avertit Saccommano, qui a participé à l'écriture dans les années 80, qui y voit le principal écueil de ce projet - et moi de me demander comment je pourrais m'y cogner tant ce récit ne ramène à rien ici, tant HGO comme son grand œuvre restent pour nous des curiosités enfouies, des choses rares pour collectionneurs ou complétistes - qu'il me faudra expliquer, déplier, si je veux que mon récit fonctionne. Mi-février, Netflix Argentine a annoncé la production d'une série télé adaptée de l'Eternaute et tout le monde ne parle que de ça. Pourquoi ça les préoccupe tant ? "Parce qu'on a tous peur qu'ils nous fassent une merde. L'Eternaute, c'est LE projet de film maudit : personne n'a jamais réussi à le monter", me répond Cuco. Un mythe de la taille du Quichotte.

Ces quinze jours ont aussi noué quelque chose, serré des liens, bloqué un engagement. Ce livre que je vais écrire n'est plus une hypothèse, il a un corps, des voix. Mes mois passés en bibliothèques, à chercher et accumuler un savoir abstrait ont été rapidement étayés, consolidés. On a visité le centre-ville en compagnie d'un architecte trotskiste, qui nous a montré comment Buenos Aires s'était façonnée, avec ses strates de matière et ses flux humains. On a arpenté des terrains vagues, des excavations sous les autostrades, des pavillons en ruine, des cimetières, des ex-lieux de détention, des centres magiques, des lieux de vie. On a beaucoup parlé, la nuit, sur des coins de trottoirs, devant une énième bière, en cette fin d'été délicieuse, encore insouciante.
 
De retour à la maison, quelques jours avant le confinement, j'ai vu paraître "Thecel", que je lis en ce moment à mon aîné. Il me faut un délai pour comprendre ce que je fais, quelques mois, quelques années de recul, mais il me paraît désormais évident que cette "pop trilogie" chez Folio SF - de même que Sisifo mené avec luvan, de même que les travaux au sein de Zanzibar - est une lente approche de cet objectif : me confronter à la question du rapport entre création artistique et engagement politique, celui des petites histoires avec la grande. C'est mon souci, que l'actualité ne cesse de raviver : qu'est-ce qu'on fait au monde quand on raconte une histoire, et quelles histoires rendent le monde racontable ? Chaque fois que je disais vouloir concilier "mauvais genres" et récit historique sur la dictature, les écrivains argentins me conseillaient de lire Mariana Enriquez. C'est une autrice d'horreur, nouvelliste principalement, dont le premier - et énorme - roman est sorti il y a quelques mois. J'ai passé les premières semaines de quarantaine à le lire, lentement, à faire des cauchemars, à m'enthousiasmer. Ce "Nuestra parte de noche" est une formidable réussite, un jalon et une révélation. Je sais maintenant que je peux faire mon livre, et sais où il viendra se placer, dans la continuité de mon travail comme dans la fiction sur la dictature argentine. Restent quelques ouvrages à dépouiller, et à profiter un peu de cette étrange dilatation du temps - mon "année sabbatique" dans laquelle le monde entier semble s'être invité.

Je reviendrai par ici quand j'aurai commencé à piocher.

D'ici là, portez-vous bien, soyez vigilants et restez en colère."

À suivre (sous peu) donc...